Entretien avec
Jean-Christophe Girard

Comment as-tu découvert le trad irlandais ?

Je l’ai découvert par les disques. En 1984, ma grande sœur avait passé un an en Irlande, en tant que jeune fille au pair. J’avais été la voir une première fois, et j’avais humé l’ambiance des pubs et de la musique. Elle m’a offert un tin whistle, et deux disques : des compilations de trad irlandais, mais aussi de folk et de variétés. C’est comme ça que j’ai découvert cette musique.

Les premiers groupes que j’ai écoutés, c’était Planxty, Bothy Band, De Dannan, des groupes phares de cette époque-là. Puis, j’ai commencé à jouer avec le tin whistle. J’avais 14 ans. Dans un premier temps, je reproduisais ce que j’écoutais, tout seul. Ça a duré deux ans. Puis, à 16 ans, j’ai eu la chance de rencontrer des gens qui faisaient aussi de la musique traditionnelle. Très vite, on a monté un groupe de musique irlandaise. On n’était pas bon du tout. On faisait tous des trucs qui ne sonnaient pas irlandais, mais ça nous plaisait. Et, mine de rien, on apprenait du répertoire, et, comme on jouait dans les villages, les bistrots, les restos, on progressait en musicalité et en assurance.

Le style irlandais proprement dit, il a fallu que je le voie pour le comprendre. Au début, j’avais de très mauvais réflexes au tin whistle sur les ornementations et le phrasé. Et c’est trois ans plus tard, en 89 au Festival Interceltique de Lorient que je vois vraiment ce qui se passe. Et j’entends le résultat. Et je me dis, ha il faut que je m’améliore.

J’ai compris qu’il fallait jouer avec un maximum de personnes pour pouvoir progresser, parce que c’est en rencontrant des gens nouveaux qu’on comprend les choses, qu’on s’enrichit. C’est là que j’ai commencé la flûte traversière en bois. J’avais 18 ans, à peu près. Ma première flûte était de très mauvaise qualité. C’était une Camac. Avec cette flûte, j’ai juste appris à produire un son au niveau de l’embouchure. J’avais déjà le répertoire du tin whistle qui me permettait de commencer à interpréter les airs. Mais la qualité du son de l’instrument, ainsi que ma position de débutant, faisait que c’était franchement insoutenable. J’ai donc rapidement cherché à me procurer une flûte de qualité, et j’ai acheté une Sam Murray sans clé. C’est là, à 18 ans, que j’ai vraiment commencé. J’ai ensuite fréquenté les sessions parisiennes dans les années 90 et à côtoyer des musiciens comme Michel Sikiotakis, Michael McDonnell, Hervé Cantal, Denis Kersual, Vincent Blin, Gilles Poutoux, Emmanuel Delahaye.

Tu as commencé par le tin whistle, tu as continué par la flûte traversière. Ça n’était pas trop compliqué de passer de l’un à l’autre ?

Non, c’est même une passerelle assez évidente, car la flûte traversière sans clé présente exactement les mêmes doigtés que le tin-whistle. Le plus dur, ça a été la production du son. Michel Sikiotakis m’avait donné quelques bons tuyaux quand j’ai commencé la flûte traversière en bois. Puis, j’ai fait un stage en 92 avec Desi Wilkinson. C’est le seul stage que j’ai fait : un stage de longue durée, cinq jours.

Je jouais beaucoup aussi à cette époque avec Benoît Trémollières, un excellent joueur de uilleann pipes qui a un super swing, et comme les techniques d’ornements à la flûte découlent de celles du pipes, ça m’a donné plein de pistes. On jouait ensemble dans le groupe « Anything For John Joe » avec Nathalie Rivière et Ronan Guilcher aux violons. Là ça commençait vraiment à sonner irlandais !

Pour le reste j’ai appris la musique en session, et je suis allé plein de fois en Irlande. Je faisais la côte ouest dans un sens ou dans l’autre, et j’arrivais à jouer quasiment tous les soirs. Dans le moindre patelin, j’arrivais à trouver des endroits où on jouait. Car une des clés de progression dans cette musique, c’est d’écouter énormément. Il faut aussi, à un moment donné, arriver à la jouer avec d’autres, en session si possible, pour pouvoir partager cette énergie avec les autres. Parce que c’est un peu ça qui est plaisant dans cette musique-là : beaucoup de sonorités différentes, qui se transforment en unisson. Si c’est bien fait et si c’est beau, l’énergie s’exprime pour tout le monde au même moment. Et c’est là qu’on commence à vibrer.

Quand on joue avec Philippe, ça m’arrive de penser qu’on joue ensemble, alors que ce n’est pas du tout le cas. Quand est-ce qu’on sait qu’on joue ensemble ?

Pour ça, il faut déjà jouer avec des gens avec lesquels l’écoute mutuelle est possible. C’est important. Quel que soit ton niveau, si tu arrives à proposer quelque chose qui swingue et qui est propre, les autres s’appuieront sur toi et joueront avec toi. Ensuite, le meilleur moyen, c’est de passer du temps avec les musiciens. Je connais Sophie depuis qu’on a fait nos études, au début des années 90. On joue ensemble depuis très longtemps. Et quand on joue certains morceaux, on n’a aucun doute possible : on se connaît tellement par cœur qu’on sait qu’on va mettre les mêmes accents aux mêmes endroit, on va faire une note tenue ici, on va plutôt baisser le volume sur l’entrée de cette partie-là. On l’a tellement fait qu’il y a une connivence dans la relation, et ça se reproduit sur notre manière de jouer, évidement.

Tu parlais de jouer en session. Dans quel environnement est-ce que tu pratiques la musique irlandaise ?

Essentiellement en session. La musique irlandaise n’est pas mon activité principale : je suis ingénieur du son, et ça me prend quand même pas mal de temps. La musique, je la pratique la plupart du temps en session. Ensuite, il y a l’enseignement. Il y a aussi quelques concerts, une dizaine par an. Je joue dans deux groupes : « A Fig For A Kiss » avec Antoine Leclercq (guitare), Samuel Gauthier (concertina) et Sophie Bardou (violon). Et l’autre groupe, c’est un orchestre de Ceili, le Lutecia Ceili Band, avec Sophie encore, Tiennet Simonnin (accordéon, uilleann pipes) et Catherine Gauduchon (piano). Je tourne avec deux formations depuis deux-trois ans. Enfin, quand je dis tourner, c’est un grand mot : on fait quelques concerts par an

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La pratique la plus importante, je la fais dans les sessions. Que ce soit à Paris ou dans les festivals. C’est là que je passe le plus de temps à jouer. Je passe plus de temps à jouer de la musique en session que chez moi.

C’est une manière d’entretenir ton jeu, finalement.

Exactement C’est de l’hygiène pour moi. Entretenir le côté « jouer ensemble », c’est hyper important. Je m’en suis rendu compte après la semaine de stage à Tocane en 92 : on jouait en cours avec d’autres flûtistes toute la journée, puis on faisait des sessions avec les irlandais qui étaient là, avec lesquels on partageait énormément de temps car ils étaient (presque !) en vacances, ils étaient heureux et disponibles. En plus par chance, on n’était pas très nombreux. À la fin de la semaine, j’ai senti que j’avais mis le turbo. C’est pareil qu’après un festival : on est fatigués sur le plan du métabolisme, mais musicalement, il n’y a pas photo. Après une semaine à Tocane, c’est fluide, c’est facile. T’as fait le plein d’énergie. Il faut rester branché pendant le stage. C’est une manière de rester branché à cette énergie-là en direct.

Ce qui me plaît aussi énormément dans cette musique-là, c’est que tu la prends en pleine poire. Comme c’est de l’acoustique, les gens sont à deux-trois mètres de toi. Que tu sois auditeur ou musicien, dans une session, une très bonne session, ce n’est pas comme dans une salle de mille personnes, avec une sono gigantesque : ça se passe à quelques mètres de toi. Le ressenti charnel, corporel est très fort. Quand tu joues dans une session et qu’il se passe ça, ça fout les poils.

J’ai beaucoup entendu parlé dans les autres entretiens d’unisson, d’ensemble. J’ai l’impression que c’est un truc assez fort en irlandais…

Oui, c’est ce qu’on cherche. L’unisson c’est important, car le squelette de cette musique, c’est la mélodie. Sans les mélodies, il ne se passe pas grand-chose. Il n’y a pas d’improvisation, comme en jazz. En revanche, l’accompagnement est beaucoup plus libre, lui. Sur une mélodie donnée, l’accompagnateur est le seul qui puisse vraiment varier, et il a beaucoup de possibilités. S’il y a plusieurs accompagnateurs, il faut qu’ils se mettent d’accord. Mais, il y a beaucoup plus de liberté harmonique que mélodique dans la musique irlandaise. Les mélodistes trouvent la variété dans l’interprétation, dans la manière d’accentuer ou pas, de retenir ou pas, de mettre du volume ou d’en retirer. Et là, si on reste sur la même mélodie, toutes les nuances sont possibles, et le plus amusant c’est de les faire ensemble évidemment ! Bien sûr parfois on transforme un peu la mélodie, soit parce que c’est plus commode pour tel ou tel instrument, ou tout simplement parce que c’est joli, et ça crée des variations. Mais ça ne prend jamais le dessus sur la structure globale de la mélodie. Et c’est aussi ce qui rend cette musique vivante, c’est la transformation des airs au fil des générations.

Du coup toute la difficulté consiste à anticiper suffisamment pour pouvoir faire la nuance qu’on veut au moment où on veut.

Oui. C’est un peu comme un ensemble de briques de Lego. Toutes les briques sont assez simples. Il n’y en a pas énormément. Je parle des ornements, mais aussi des notions d’accent, d’attaque, de souffle. Par contre les assemblages sont infinis. En fonction des morceaux, j’aime bien attaquer cette partie-là par un décalage sur une note par en-dessous, ou bien tel ornement, ou bien marquer ce passage-là par une note longue. Si je joue deux morceaux à deux époques différentes, ça ne sera pas le même. Par exemple, un morceau comme The Rights of Man, un superbe hornpipe, qui fait partie des premiers morceaux que j’ai appris, puisqu’il est joué par tout le monde, c’est un morceau que je trouve super. Ça fait plus de 25 ans que je le joue, voire 30. Mais j’en n’ai jamais marre, parce que je l’ai transformé, en trouvant des variations, en découvrant d’autres interprétations … Je l’ai tellement joué que j’en ai fait plein de versions à pleins d’instants t différents. Aujourd’hui ce n’est pas la même chose qu’il y a dix ans. C’est valable pour certains morceaux que tu maîtrises vraiment, qui sont ancrés au niveau de la mémorisation, qui te laissent beaucoup de place à l’interprétation et au changement. Ça ne marche pas avec tous les morceaux que l’on connaît car il y en a quand même beaucoup

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Il faut donc très bien connaître le morceau pour se permettre de le faire varier autant.

Oui, c’est l’impression que donnent les super joueurs irlandais, qui semblent tout connaître tout le temps, c’est un peu énervant. Nous on est là, on apprend des morceaux, des morceaux, des morceaux. Il y en a toujours à apprendre. Mais c’est l’imprégnation et le partage de cette musique-là à haute dose qui te fait progresser le plus.

Est-ce que ça t’arrive d’oublier des morceaux quand tu en apprends d’autres ?

Oui, il y a des morceaux que tu mets de côté pour faire de la place, comme les ordinateurs. Mais le cerveau, il est pas con, il va mettre de côté les morceaux que tu n’as pas beaucoup joué, même si tu les as beaucoup appris, même si à une époque, tu les savais par cœur. Par exemple, si pendant deux mois, tu as travaillé des morceaux pour un concert il y a cinq ans, et que tu les savais sur le bout des doigts, si tu ne les as plus joués après, ce sont les premiers qui vont sauter. L’exposition sur la longue durée fait que ça reste. Il y a une quantité de morceaux qui, je sais, seront toujours là. Et je sais qu’il y en a qu’il faut que je révise. Quand je le fais chez moi, ça marche, mais beaucoup moins que si je le fais en session ou avec quelqu’un : là, le fait de jouer ensemble, ça multiplie par dix le processus de mémorisation. J’apprends d’oreille, comme on est très nombreux à le faire dans cette musique-là. Du coup, c’est comme un muscle, ça s’entraîne. La mémorisation d’oreille, c’est comme un jeu.

La mémoire, c’est un muscle, donc plus tu t’entraînes, plus tu apprends vite. Les gens qui parlent beaucoup de langues, on est étonnés, épatés de les voir parler 5-6 langues. Mais en fait, à partir de la 5e ou la 6e langue, ça va dix fois plus vite, parce qu’on fait travailler les mêmes circuits du cerveau. Le cerveau, c’est une machine qui est quand même bien faite. Donc l’apprentissage de la musique par l’oreille, une fois qu’on s’exerce, franchement ça va vite. Mais il faut l’entretenir.

Ensuite, il ne faut pas oublier que c’est une musique qui a été faite pour la danse. C’est hyper important. Toutes les histoires d’énergie, d’impulsion, d’accents ne sont pas là par hasard. Elles sont là parce que les gens dansent dessus. Et les danseurs ont besoin de ces énergies, de ces impulsions, de ces accents, pour exécuter leur danse.

On s’en rend particulièrement compte quand on regarde les danseurs. J’ai eu l’occasion d’être musicien pour un stage de danse. Je pouvais alors observer ce qu’il se passait pendant les directives du prof de danse, en même temps que j’exécutais la musique. Et je me rendais bien compte que je mettais les accents au moment où les danseurs avaient besoin d’une impulsion qui allait les emmener vers le saut et vers le pas suivant. Et de même que les danseurs donnent une impulsion musculaire avec leur corps, les musiciens auront une énergie à trouver à l’intérieur d’eux-mêmes. Cette énergie n’est pas dans l’instrument : elle doit être transmise dans l’organe qui va produire le son.

Pour le violon, ça se voit, c’est l’archet, on voit le bras qui accélère. Pour la flûte, ça ne se voit pas, parce que ça se passe à l’intérieur du corps. Mais c’est la même chose. C’est quelque chose que je dis aux flûtistes. Ce qui fait le swing de cette musique, ce n’est pas les ornements, ce n’est pas la technique. C’est la production du son, donc la colonne d’air, les muscles abdominaux, la respiration, le larynx, les joues, les lèvres. C’est l’ensemble de ces organes qui vont produire le son, et qui vont faire que ça va swinguer, que ça va claquer, que ça va être en l’air ou que ça va être retenu.

Les ornements sonnent typiquement irlandais et donnent tout de suite une connotation de musique celtique. Mais pour moi, c’est vraiment très secondaire. Les enfants en Irlande, qui commencent à 7-8 ans, ne maîtrisent pas forcément ces ornements-là. En revanche, ils donnent tout de suite la bonne énergie. C’est comme la conduite, avec les vitesses : au bout de dix ans de permis, on peut discuter avec son voisin sans problème, on ne réfléchit plus quand on passe la troisième. C’est exactement la même chose en irlandais : une fois qu’on a ressenti l’énergie passer sur le contre-temps parce que c’est comme ça que ça swingue, et une fois qu’on l’a intégré, on n’y pense plus. Ça devient une espèce de générateur principal qu’on mettrait en route avant de jouer. Sans ce générateur, on peut mettre tous les ornements, toute la technique qu’on veut, ça ne sonne pas. Je le vois quand j’ai des élèves qui viennent du classique, ce sont de super musiciens, qui ont une super technique, mais s’ils n’ont pas été imprégnés par ce truc-là, c’est tout de suite bancal.

Donc au-delà de la compréhension, il y a de la sensation …

Oui, pour moi c’est de la sensation. C’est quelque chose qu’on ressent dans le jeu partagé avec les autres. Et pour cela, il faut écouter beaucoup. Il faut écouter les disques, il y a de superbes choses sur les disques. Mais pour approfondir, il faut passer du temps en session : c’est en allant dans la mine, dans le charbon, qu’on va pouvoir toucher la sensation. Si on ne s’en approche pas, on va pas la ressentir. Il faut jouer la musique qui nous plaît, si possible avec des gens sympas. En musique irlandaise, on trouve facilement de bons musiciens.

En Irlande, j’ai joué avec des pointures. Je ne savais même pas que c’était des pointures à l’époque, et je n’en reviens pas de la facilité à les approcher : tiens, on joue une suite de jigs ensemble. C’est monstrueux. c’est incroyable. La plupart des gens que j’ai rencontrés là-bas étaient vachement ouverts aux gens qui s’intéressent à leur musique. Il faut en profiter, et aller à Tocane*. Ça c’est une bonne école !

Entretien réalisé par Marie de Rochambeau en avril 2019

* Après demande de quelques explications : Tocane est un petit village très sympathique, où il fait généralement beau, avec des irlandais qui animent les stages, et beaucoup de monde avec qui jouer, apprendre beaucoup de choses, le tout dans une chouette ambiance de vacances. Un Club Med version Irish, quoi !