Entretien avec Sophie Bardou

Comment as-tu découvert le trad irlandais ?

C’est quand j’avais douze ans. Mon père avait organisé un festival de musique populaire dans les Pyrénées. Entre autres groupes, il y avait un groupe irlandais de Montpellier. Mon père a kiffé. Moi j’avais douze ans et je jouais du violon classique. Il m’a dit : « il faut que tu joues ça, c’est trop bien ». Et j’ai joué ça, comme ça, sur des partitions, n’importe comment.

Peu après, mon père a monté un club avec ses élèves, des élèves qui étaient en Terminale, qui avaient 18 ans. Moi j’avais 12-13 ans. Et tout d’un coup, alors que la musique irlandaise, je m’en foutais complètement, ça m’a passionné de jouer avec les grands, faire des petits concerts etc. Ça m’a motivée. Mon premier stage, je l’ai fait avec Kevin Burke à 14 ans. L’année d’après, j’ai fait celui de Miltown Malbay. Et après, c’était parti. Je n’avais plus tellement besoin de mon père.


Tu ne fais que du violon, ou tu joues d’autres instruments ?

Je joue un peu du banjo, mais c’est un à-côté. Je ne joue vraiment que du violon.


Et pourquoi ?

Pourquoi je n’ai pas d’autres instruments ? Je n’ai pas le temps. Le violon, c’est un monde. Je joue un peu de banjo parce que c’est la même main gauche. Ça me fait du bien de faire du plectre parce que c’est très précis. Mais je n’aurais pas le temps de l’approfondir.


Quels sont tes groupes et musiciens préférés, et lesquels conseillerais-tu à tes élèves ?

J’ai commencé par Kevin Burke, qui est finalement un style un peu américain. Je ne le savais pas à l’époque. Après j’ai beaucoup écouté Liz Carroll. Puis, quand j’ai progressé en violon, j’ai écouté Martin Hayes, et Paddy Canny, un « vieux » du Clare. J’ai beaucoup écouté la musique du Clare. Je suis passée à côté de Tommy Peoples et Franckie Gavin. C’est pas du tout mon répertoire alors que c’est très bien aussi. Si je devais faire une vraie discographie, je conseillerais Tommy Peoples et Frankie Gavin, et d’autres gens très différents. Mais ça n’était pas mon chemin.

Martin Hayes, c’est la musique du Clare. C’est réputé être plus lent. Il y a des airs vraiment particuliers, en ré mineur et fa majeur, comme ils aiment beaucoup dans le Clare, et qui n’existent pas du tout dans le nord de l’Irlande. Ils ont des tonalités et une espèce de nonchalance dans le swing, qui est particulière à cette région-là. Et puis ce sont vraiment des airs de violon.

Je n’écoute pas beaucoup de groupes. Je ne dit pas que c’est mal. Je n’en écoute pas beaucoup. Par contre, j’écoute des duos. J’adore les disques de duo. Il en existe des dizaines.


Qu’est-ce que tu aimes dans la pratique de l’Irlandais, par rapport à d’autres types de musique ?

Ce qui m’a attirée, et que je ne retrouve pas dans les autres musiques, c’est l’unisson. J’adore cette énergie de l’unisson, pas parfait, mais rythmique. Cet unisson rythmique, à trois notes près, et aux ornements près, fait qu’on ne retrouve pas cette énergie-là dans les musiques à deux voix. Par contre quand tu joues des bourrées, ou du Breton, c’est aussi à l’unisson.

Dans ce type de musique, c’est ça que j’aime. C’est l’unisson rythmique. Contrairement au jazz ou tu improvises tout seul avec un accompagnement rythmique, où c’est une autre façon de s’exprimer. J’adore m’exprimer dans un unisson avec quelqu’un. Quand je joue seule la mélodie et que j’ai un accompagnateur, je considère aussi qu’il y a un unisson rythmique.


Ce que tu aimes, c’est l’énergie qui est la même entre les deux joueurs ?

Exactement, la même énergie rythmique. Et je trouve, du coup, que au lieu que ça fasse deux musiciens, ça fait un truc multiplié par dix. C’est hyper fort. Après, je n’ai pas joué beaucoup de classique. On retrouve peut-être ça dans la musique classique, d’une autre façon. Mais c’est ça que j’adore. Et ce que j’aime dans les sessions en Irlande, c’est la façon dont on pratique la musique. Ils arrivent à mettre à égalité le côté social et la musique. Ce qu’on ne sait pas du tout faire en France. Mais pour eux, c’est quasiment aussi important d’avoir bien parlé, bien rigolé, d’avoir demandé des nouvelles, d’avoir raconté des blagues, que d’avoir bien joué.


Finalement, c’est important de connaître les gens avec lesquels ils jouent ?

Ils jouent ensemble toutes les semaines. Nous aussi, on peut jouer avec des gens toutes les semaines, mais sans jamais leur parler. Alors que là-bas, ça leur paraîtrait étrange. J’aime beaucoup cet esprit-là. Et, comme on peut le retrouver dans d’autres musiques traditionnelles, j’aime aussi la transmission aux petits. J’aime bien voir les enfants qui jouent deux airs, et puis les ados qui en jouent quatre, et puis les « vieux », qui mènent.

Et les débutants, ils savent qu’ils sont débutants. Ça ne leur pose pas de soucis. Les moyens, ils sont moyens. Les bons, ils mènent. Et c’est comme ça. Globalement, chacun est à sa place. Et tout ça, c’est au service de la musique. Ce qui fait qu’à la fin, la musique est toujours bien. Personne ne se permet de lancer un air en session si c’est moche. S’il ne connaît pas son air, il le bosse et quand il revient la semaine d’après, il sait son air, il le joue, et voilà. J’ai grandi comme ça

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Effectivement, tu me disais que tu faisais de la musique irlandaise depuis finalement assez jeune. Du coup, tu as vécu toutes ces phases…

J’ai vraiment vécu ça en stage. Je n’ai appris que par les stages. Je n’ai jamais pris de cours. Par contre, au début, j’ai fait n’importe quoi. Je lisais des partoches. Je n’ai jamais rien écouté. Bref, j’ai vraiment fait tout à l’envers. Mais peu importe. Comme j’étais ado, j’avais aucune impatience à jouer mieux. Je m’en foutais. Donc, je n’avais jamais envie de m’imposer. Je n’étais jamais frustrée d’avoir joué qu’un morceau sur dix. J’étais déjà tellement contente de faire partie de tout ça, d’être au bistrot le soir, de m’éclater, que je m’en fichais. Et du coup, j’ai pris ça avec plus de philosophie que quand tu es adulte, que tu veux jouer tout de suite, et que tu es frustré parce que tu n’y arrives pas. Je m’en foutais de pas y arriver. J’écoutais les autres.

Le tout, c’est de prendre du plaisir …

Oui, voilà. Du coup, ça a mis des années et des années. Mais c’était bien quand même, même si ce n’est pas très efficace.


Dans quel environnement pratiques-tu la musique irlandaise ? Est-ce que tu fais partie d’un groupe ?

Je suis professionnelle depuis 15 ans. Donc j’ai fait partie de plusieurs groupes au fil des années. Ça change, ça se défait, ça se refait. Depuis quelques années, je pratique principalement en bal. Je fais des ceili. Je fais peu de concerts. Je joue très souvent à l’hôpital avec Philippe Hunsinger, et en session.


Et du coup, qu’est-ce qui te plaît, dans le fait de jouer dans les bals ?

C’est le rythme. Quand mon père faisait son festival dans les Pyrénées, j’allais au bal folk. Je sais danser depuis que je suis toute petite. J’ai dansé bien avant de jouer.


Et du coup, le fait de jouer quand il y a des gens qui dansent à côté de toi, ça te donne l’impulsion, ça te permet de maintenir le rythme ?

C’est mieux que ça : c’est que cette musique est faite pour ça. Je trouve qu’elle retrouve sa raison d’être quand il y a les danseurs. Pourquoi les airs sont écrits comme ça ? Pourquoi le swing est là ? C’est pour que ça soit dansable. Pour moi, c’est normal de faire danser, car cette musique est faite pour ça. Elle retrouve son utilité première.

Donc ça j’adore. C’est de nouveau une histoire d’unisson rythmique avec les pieds des danseurs. Les musiciens jouent vraiment en rythme, pour faire danser. Si, en plus, tu as les danseurs qui dansent bien, alors là, c’est énorme. Tu ressens un truc hyper puissant. C’est comme un orchestre symphonique. Dans un orchestre, il y a une espèce de puissance. Tu ressens dans ton cœur un truc qui va exploser tellement c’est fort. Dans un bal, si ça se passe bien, tu ressens la même chose.


Et finalement, quels conseils tu donnerais à tes élèves ? Jouer en session ?

Non, parce que si tu n’as pas le niveau, il ne faut pas jouer. Il faut écouter de la bonne musique. Écouter quelque chose qui est mieux que ce que tu fais, pour te mettre dans la bonne direction.

Voir c’est encore mieux. Écouter en live, en fait. Prendre la musique en pleine face, c’est vraiment ce qu’il y a de plus efficace. Et, pour ce qui est du violon, c’est très bien de voir, parce que le violon est très gestuel. Par exemple, à force de regarder Martin Hayes, je finissais par voir ses coups d’archet sans le vouloir. C’est très efficace de voir des vidéos ou de voir les musiciens en vrai.

Le mieux, c’est d’aller en Irlande. Il n’y a que ça qui m’a donné vraiment l’élan de progresser. Quand je suis allée en Irlande, et que je tombais sur une bonne session, je ne jouais pas. Ce n’était même pas la peine d’essayer. Même maintenant, je ne jouerais pas toujours. Parce que, quand c’est beau, tu n’as rien à apporter de plus. Tu en profites. Et tu prends ça en pleine poire, et tu te dis : « Ah, ouais, quand même ! C’est ça que je veux faire ». Et là, bam ! tu es reparti pour un an.

C’est une telle sensation que tu te dis : « Elle est faite pour ça, cette musique. » Il faut qu’on arrive à ça. Donc, ce que je conseillerais, c’est d’aller tous les ans en Irlande, de chercher de la musique, et de te nourrir de ça. Le stage est un bon plan, par exemple. Quand tu fais un stage, le stage vaut ce qu’il vaut, et on s’en fout un peu, finalement. Mais il y a forcément des sessions le soir, et tu es dans l’ambiance. En général, c’est pendant un festival. Donc tu es dans un contexte où il y a pleins de sessions.

Entretien réalisé par Marie de Rochambeau en octobre 2018